Le darwinisme numérique

Comme prolongement logique de la recherche dans les domaines des neurosciences et des nanobiologies, le Darwinisme digital, issu de l’écosystème marketing, marque un virage dans l’évolution du numérique intelligent par le biais des algorithmes génétiques et du Deep Learing. Il se veut une extrapolation de la théorie darwinienne de l’évolution des espèces sur celle des technologies numériques, se ressourçant dans le calcul évolutif et l’intelligence artificielle.

Depuis moins d’une décennie, l’Intelligence Artificielle (IA) prend des dimensions qui la rapprochent du potentiel cognitif humain.  Alarmante pour les sceptiques, enthousiasmante pour les transhumanistes, elle puise de plus en plus dans les potentialités du Deep Learning pour gagner son autonomie et créer ainsi son chemin vers l’autodétermination comme entité « vivante » pouvant évoluer sans intervention de l’humain. Un tel scénario de science-fiction fait polémique et fait réagir des figures scientifiques et philosophiques éminentes, comme Stephen Hawking, Elon Musk et des dizaines d’experts en intelligence artificielle, qui ont signé la célèbre lettre ouverte « Research Priorities for Robust and Beneficial Artificial Intelligence » en janvier 2015 dans laquelle ils appellent les chercheurs à étudier les impacts sociétaux de l’intelligence artificielle. Dans cette lettre, ces pointures de la science louent les grands avantages de l’intelligence artificielle pour la société, mais appellent aussi à anticiper certains risques majeurs pour l’humanité. Ils craignent surtout que cette intelligence artificielle échappe un jour à tout contrôle humain et devienne une menace à notre existence.

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« On ne peut arrêter le progrès » !

La grande inconnue reste néanmoins de savoir s’il faudrait tout faire pour se détourner de l’intelligence artificielle pour éviter ses effets dévastateurs ou plutôt la canaliser vers des usages contrôlés et bénéfiques pour la société ? Pourtant, on sait parfaitement que l’on ne peut arrêter le progrès et que toutes résistances seraient vaines comme celles dans le passé, lorsqu’il fallait faire face à la mécanisation du travail puis à son industrialisation. Comme le souligne Laurent Alexandre, « le temps humain est lui-même en décalage avec la machine … La montée du transhumanisme est une réalité. Force est de constater que nous ne sommes pas préparés à ce qui est un véritable changement de civilisation »[1].  On l’aurait sans doute alors compris, que la vitesse croissante à laquelle les technologies évoluent et s’étendent dans de nouveaux domaines est résolument exponentielle et irréversible. De l’automatisation des transports à la manière dont les Big data modifient nos habitudes de consommation, la technologie transforme la façon dont nous interagissons et menons notre vie. La connectivité, l’analyse des données, l’intelligence artificielle et l’Internet des objets changent rapidement notre monde et notre environnement et, selon la loi de Moore, le rythme du changement ne fera que croître. Dans un rapport d’IBM, publié en 2017 sous le titre « 10 Key Marketing Trends for 2017 and Ideas for Exceeding Customer Expectations », il est rapporté que 90% des données mondiales avaient été générées au cours des deux années précédentes. Même si nous ne pouvions pas envisager l’état de notre monde actuel quand on était en l’an 2000, il nous serait également difficile de vraiment savoir à quoi ressemblerait notre société dans une décennie, voire moins. Ce qui est sûr, c’est que l’évolution technologique est en train de marquer un virage clé dans son rapport à l’humain sous l’impulsion de deux facteurs clés à savoir la microminiaturisation et la nanotechnologie.

La course vers l’infiniment petit

La loi de Moore, prophétisée depuis 1965 par Gordon Moore, célèbre cofondateur d’Intel, avait prédit une croissance exponentielle de la puissance des circuits intégrés pour une durée de dix ans. Aujourd’hui encore, cette théorie est toujours d’actualité. Elle a permis de prédire que dès 1971, les transistors seraient larges de 10 microns, soit un centième de millimètre alors qu’en 1951, un transistor faisant 10 millimètres de large. En 2017, le premier microprocesseur gravé en transistors de 10 nanomètres a été rendu possible. La force de doublement de capacité tous les 18 mois (lois de Moore) a permis aux industriels de prévoir pour 2021 des microprocesseurs gravés en 3 nanomètres, soit l’équivalent de la largeur de 15 atomes alignés. Un transistor expérimental gravé en 1 nanomètre a même été testé. C’est pour dire combien la microminiaturisation a permis d’optimiser la capacité de calcul des artefacts techniques et de réduire dangereusement ou salutairement la distance qui les sépare de l’humain. Car il faut admettre que cette microminiaturisation, a d’abord rendu les grandes machines plus maniables, depuis les grands ordinateurs de la moitié du XXe siècle aux ordinateurs de bureau de la fin du XXe siècle puis aux ordinateurs portables, tablettes et smartphones du début du XXIe siècle, mais aussi aux puces RFID (radio frequency identification), aux pacemakers et aux implants qui prennent place à l’intérieur de notre corps. Cette distance qui a toujours séparé l’artefact technique de notre organisme biologique s’amenuise de plus en plus. On parle désormais de greffe, de transplant et de modification génétique ! La recherche est à pied d’œuvre pour aller toujours plus loin dans l’exploration des potentialités de la convergence homme-machine. Les exemples ne se comptent plus.

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Aux USA, par exemple, la société Proteus Digital Health (USA) a reçu l’approbation de la FDA (Food and Drug Administration, Agence du Médicament aux Etats-Unis pour une micro puce ingérable en vue de suivre les paramètres physiologiques d’un patient et tracer sa prise du médicament. La puce envoie ses informations à un patch placé sur la peau pour ensuite les transmettre à un smartphone ou un ordinateur. Hitachi développe également des puces radiofréquences (RFID) de la taille d’un grain de sable, qui une fois implantée en sous-cutanée, transmet sous l’effet d’un champ magnétique spécifique des données collectées. On le voit bien : la technologie et la miniaturisation des trackers implantables va transformer l’administration des médicaments et la médecine de demain[2].

Une génétique biotechnologique ?

La nano-biotechnologie ou nano-génétique est l’étude interdisciplinaire de la fusion de la nanotechnologie, de la biologie et de la génétique, c’est-à-dire l’utilisation de la nanostructure génétique pour créer des machines de taille nanométrique qui ouvrent toutes sortes d’applications capables de trouver des solutions optimales ou quasi optimales à des problèmes difficiles qui, autrement, prendraient toute une vie à résoudre. Alors que la biotechnologie traite des processus métaboliques et physiologiques de sujets biologiques, y compris les microorganismes, en combinaison avec la nanotechnologie, la nano-biotechnologie peut jouer un rôle vital dans le développement et la mise en œuvre de nombreux outils utiles à l’étude de la vie. Autrement dit, il s’agit d’un nouveau domaine scientifique qui introduit les propriétés physicochimiques et biologiques particulières des nanostructures et leurs applications dans divers domaines tels que la médecine et l’agriculture. En médecine par exemple, la nanotechnologie est un vaste domaine qui englobe le diagnostic de la maladie, l’administration de médicaments à une cible spécifique et l’imagerie moléculaire. Les nanoparticules peuvent servir de sondes, de capteurs ou de véhicules pour la délivrance de biomolécules dans des systèmes cellulaires. En agriculture, le développement des nanotechnologies dans l’alimentation a conduit aussi à des applications en nano-biotechnologies, notamment les systèmes d’administration de pesticides par nano-encapsulation bioactive !

Des algorithmes génétiques au cœur d’une évolution darwinienne des espèces biotechniques

Les nano-biotechnologies sont essentiellement fondées sur des « algorithmes génétiques » et plus précisément sur le principe darwinien de l’évolution des espèces pour explorer en profondeur les formes d’évolution des structures biologiques notamment les maladies et les questions génétiques. En d’autres termes, elles correspondent à une époque où le biomimétisme, méthode scientifique consistant à observer la nature et à en copier les innovations, a le vent en poupe.

Techniquement, les algorithmes génétiques sont un sous-ensemble d’une branche de calcul beaucoup plus vaste connue sous le nom de calcul évolutif[3], une famille d’algorithmes d’optimisation globale inspirés par l’évolution biologique et le sous-domaine de l’intelligence artificielle et de l’informatique douce qui étudient ces algorithmes. Ils sont considérés comme des algorithmes de recherche heuristiques adaptatifs qui appartiennent à la plus grande partie des algorithmes évolutifs. Basés sur les idées de la sélection naturelle et de la génétique, ils constituent une exploitation intelligente de la recherche aléatoire dotée de données historiques pour orienter la recherche vers des meilleures performances. Ils sont couramment utilisés pour générer des solutions de haute qualité pour les problèmes d’optimisation et de recherche.

Les algorithmes génétiques simulent le processus de sélection naturelle, ce qui signifie que les espèces capables de s’adapter aux changements de leur environnement peuvent survivre, se reproduire et passer à la génération suivante. C’est l’image qu’on se projette pour alerter sur les dérives éventuelles de l’intelligence artificielle et du Deep Learning qui lui permet de croitre en puissance et en autonomie.

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Il est certain que les algorithmes génétiques révolutionneront le monde de l’intelligence artificielle puisqu’ils n’ont pas besoin de données de base pour apprendre. On dit ainsi qu’un algorithme génétique est un algorithme non-supervisé. Il ne s’agit pas d’un outil, mais plutôt une méthode qui ouvre une voie royale pour l’apprentissage non-supervisé. Pour résumer, « cette méthode permet d’obtenir des algorithmes ultra-performants à partir de rien sur n’importe quelle tâche que l’on peut définir rationnellement » [4].

Une hybridation biotechnologique

« Nous vivons dans une ère de darwinisme digital où la société et la technologie évoluent plus vite que leur habileté respective à s’adapter. Forcément le plus malin survit, l’autre meurt » affirme Benjamin Adler[5]. Cette acception d’un darwinisme numérique est communément attribuée au monde de l’entreprise qui ne peut naturellement s’adapter à une société où les technologies évoluent plus rapidement que son rythme d’adaptation. Ceci ouvre la voie à une nouvelle ère de leadership, à une nouvelle génération de modèles d’entreprise, reposant sur un principe de « s’adapter ou mourir ».

De cette acception entrepreneuriale, nous faisons ici une déclinaison vers un darwinisme digital de nature transhumaniste en posant le questionnement sur l’avenir des technologies NBIC et du processus d’hybridation biotechnologique qui, à notre sens, pourrait éventuellement prendre deux orientations.

La première orientation, de nature endogène (i.e. l’humain mute techniquement de l’intérieur), est celle d’un humain super-augmenté qui se transforme en organisme cybernétique grâce à un grand nombre d’incarnations post-humaines, conduisant à des êtres améliorés, des transhumains, des robots et des cyborgs. Grâce au rythme accéléré des changements technologiques, les humains transcenderaient rapidement les limites biologiques et les frontières naturelles de l’humain d’aujourd’hui. De tels changements radicaux auront de profondes implications philosophiques sur ce que serait l’homme et les interactions humaines avec un environnement de plus en plus modifié.

La deuxième direction que prendrait l’évolution biotechnologique, cette fois de nature exogène (i.e. l’IA et la robotique créeront un être intelligent en dehors du corps humain), ciblerait le robot construit à l’image de l’humain, non pas comme une évolution transhumaine, mais plutôt comme un produit industriel de haute technologie, doté d’une intelligence clonée sur le code génétique humain avec un potentiel évolutif d’autoapprentissage (deep learning) et d’autonomie. Ce serait une « créature » totalement artificielle dotée d’une supra-intelligence algorithmique qui chercherait à dominer l’Homme à l’image de l’agent Smith dans le film Matrix .

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Dans les deux cas de figure, la sélection naturelle par essais et erreurs pourrait éventuellement être copiée, complétée (et au pire des cas substituée) par une sélection technique évolutive. Cela pourrait marquer la fin du monopole de l’humanité en tant que seule forme de vie consciente et intelligente sur terre !

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Notes:


 


[1] Laurent  Alexandre. « La guerre des intelligences », JC Lattès, 2018, p.64
[2] Source : https://www.theconnectedmag.fr/micro-puce-quand-la-realite-rejoint-la-fiction/
[3] Chio, Cecilia et al. éd. 2010. Applications of Evolutionary Computation, EvoApplicatons 2010

[4] Guillaume Cloux. « Algorithme génétique : Darwin au service de l’intelligence artificielle ». toiledefond.net, 3 mai 2018[5] Benjamin Adler « La course contre le darwinisme digital est lancée », Influencia, 18/05/2016

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Sources consultées:

  • [4] Benjamin Adler « La course contre le darwinisme digital est lancée », Influencia, 18/05/2016

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