Alan TURING

Alan Turing (1912-1954) est considéré comme « père de l’informatique et de l’intelligence artificielle » car il a illustré dans ses premiers travaux le concept de l’intelligence artificielle et des ordinateurs numériques programmables avant qu’ils n’existent. Il a surtout apporté une contribution significative au chiffrage/déchiffrage du code et a même été un acteur clé qui a aidé les Alliés à gagner la Seconde Guerre mondiale en brisant l’un des codes les plus difficiles de chiffrement allemand, le code ENIGMA, du nom de la machine électromécanique portable inventée par l’Allemand Arthur Scherbius pour le chiffrement et le déchiffrement de l’information.

Alan Turing, mathématicien, logicien et cryptanalyste anglais, était un pionnier de l’informatique. Son exploit majeur réside dans le fait qu’il n’avait pas alors à sa disposition la technologie électronique d’aujourd’hui qui lui aurait permis de réaliser son rêve d’une machine informatique intelligente. Pourtant, il avait pu mettre les premiers jalons d’une science devenue un domaine de technologie de pointe : les systèmes experts et l’intelligence artificielle. Selon Benoit Le Blanc, deux papiers de Turing « les plus fameux dans le monde de l’informatique sont « On Computable Numbers, With an Application to the Entscheidungsproblem » en 1937, où il pose les bases de la machine de Turing et de la calculabilité, et « Computing Machinery and Intelligence » en 1950, où il pose la question de l’intelligence pour les machines et énonce le test de Turing » (1).

Souvent connu pour ses contributions aux domaines de l’intelligence artificielle et de l’informatique moderne avant même que celles-ci ont commencé à exister, Turing était surtout connu pour trois exploits majeurs dont nous ferons ici une synthèse rapide : le Test Turing, la machine Turing et le déchiffrement du code Enigma.

LE TEST TURING

Turing est probablement mieux connu pour ce que l’on appelle aujourd’hui le « test de Turing ». Il s’agit d’un simple moyen de tester si l’ordinateur est capable ou non d’un raisonnement issu d’une forme d’intelligence (artificielle). Le test a été proposé pour la première fois par Turing dans un article publié en 1950 sous le titre « Computing Machinery and Intelligence » dans lequel il posait une question simple : ‘Les machines peuvent-elles penser ?’.

La prémisse de base du test de Turing est de mettre un humain en isolement et le soumettre à deux types de conversations, une avec un ordinateur et l’autre avec un autre humain sans toutefois que le premier humain (juge humain) sache lequel est lequel. Si l’ordinateur parvient à tromper le juge humain et poursuit avec lui une conversation sans que ce dernier parvienne à le distinguer du deuxième l’humain, on dit que l’ordinateur a réussi le test de Turing.

Source : Turing Test, Wikipedia, 2017

 

Le test de Turing a néanmoins été souvent critiqué (2). Pour beaucoup, si l’ordinateur réussit le test, cela ne signifie pas pour autant qu’il est doté d’une véritable intelligence. Dans certaines variantes, l’interrogateur sait que l’une des entités interrogées est un ordinateur et dans d’autres non. De nombreux informaticiens et philosophes ont critiqué les prémisses du Test sur ce point le supposant évaluer l’ordinateur seulement sur l’apparence de l’intelligence et non sur l’intelligence elle-même.

L’un des critiques les plus connu du test de Turing est sans le philosophe américain John Searle qui l’a contesté avec une contre-expérience de pensée appelée « la chambre chinoise ». La suggestion de Searle était que la capacité d’un ordinateur à mener une conversation ou à répondre de manière convaincante à des questions n’est pas la même chose que d’avoir une « intelligence » ou une « conscience ». Dans un article qu’il a écrit en 1980, Searle proposait une hypothèse selon laquelle il serait enfermé dans une pièce et qu’il recevait des questions écrites en chinois à travers une fente dans le mur, sachant toutefois qu’il ne connaissait ni lire ni écrire le chinois. Il ne pouvait donc pas lire les caractères, mais avait un ensemble d’instructions en anglais qui lui permettaient de répondre à « un ensemble de symboles formels avec un autre ensemble de symboles formels ». De cette façon, Searle signalait pouvoir répondre à toutes les questions qui lui seraient soumises en suivant simplement les règles anglaises et en sélectionnant les bons caractères chinois pour les retourner à son interrogateur. Si les règles qu’il utilisait seraient assez sophistiquées, cela donnerait l’impression qu’il pouvait parler chinois – même s’il n’avait aucune compréhension de cette langue.

La plupart des réserves sur le test de Turing en tant que mesure de l’intelligence artificielle ont suivi cette tendance critique, défendant l’idée que les ordinateurs peuvent utiliser des astuces et de vastes bases de données de réponses préprogrammées pour simplement « apparaître » intelligent. Mais en fin de compte, bien qu’il y ait eu autant de critiques comme celles de Searle, convergeant toutes vers l’idée que le test de Turing n’est pas la meilleure façon de tester l’intelligence d’un ordinateur, celui-ci reste très populaire jusqu’à nos jours.

LA MACHINE TURING

L’article « Computing Machinery and Intelligence » qu’Alan Turing publie en 1950 est un incontournable pour tout chercheur en informatique ou toute personne intéressée par l’intelligence artificielle, affirme Benoit Le Blanc (1). C’était depuis 1936 alors qu’il était encore à Cambridge faisant des études sur les nombres calculables, qu’Alan Turing avait formulé ses idées sur une machine qui porterait plus tard son nom (Machine Turing). Il évoquait une expérience de pensée en décrivant une machine qui disposerait d’une bande infiniment longue sur laquelle elle pouvait écrire, lire et modifier des symboles. Il avait montré grace à ce modèle qu’avec un ensemble minimal d’opérations correctes, une machine pouvait calculer tout ce qui est calculable, peu importe la complexité. Plus précisément, la machine Turing est un modèle mathématique qui consiste en une bande de longueur infinie divisée en cellules sur lesquelles les données d’entrée sont marquées. La machine se compose d’une tête qui lit la bande d’entrée et stocke l’état de la machine dans un registre d’état. Après qu’un symbole d’entrée est lu, il est remplacé par le suivant. L’état interne de la machine est modifié et la tête de lecture se déplace aussitôt vers une cellule de droite ou de gauche. Si la machine atteint l’état final, la chaîne d’entrée est acceptée, sinon elle sera rejetée (cf. vidéo). C’est la définition même du calcul que visait Turing comme outil fondamental pour raisonner à travers les ordinateurs. Alors que la machine de Babbage était supposée fonctionner selon une démarche pratique, celle de Turing était plutôt une machine de l’esprit, inventée non pour calculer des tables de nombres mais pour résoudre des problèmes de logique et sonder les limites du calcul et de la pensée humaine. Les principes philosophiques de la machine de Turing alimentent encore aujourd’hui tous les ordinateurs et les smartphones.

LE CODE ENIGMA

Source : http://aturingmachine.com/index.php [Vidéo : https://youtu.be/E3keLeMwfHY]

On sait cependant beaucoup moins sur le travail de renseignement de Turing pendant la Seconde Guerre mondiale quand il a utilisé ses compétences mathématiques et cryptologiques pour aider à briser l’un des codes les plus difficiles des chiffrements allemands : ENIGMA.

Rappelons que ENIGMA était une machine à chiffrer – chaque frappe remplaçait un caractère du message par un autre caractère déterminé par les réglages du rotor de la machine et les arrangements de câblage qui avaient été préalablement établis entre l’émetteur et le récepteur. Pour plus de sécurité, les services militaires allemands doublent généralement leurs messages en substituant d’abord le texte original par des mots de code, puis en chiffrant le texte codé.

Enigma est décrite par Annie Tête, coordinatrice de formation au Musée de la deuxième guerre mondiale de la Nouvelle Orléans dans ces termes : « L’Enigma est une machine électromécanique utilisée par l’Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale pour crypter et déchiffrer des messages secrets. La machine elle-même se compose d’un clavier utilisé pour entrer le message, de trois ou quatre disques alphabétiques rotatifs appelés rotors qui remplacent les lettres, d’une lampe (lampboard) utilisée par l’opérateur pour lire un message entrant, et d’un panneau fournissant une couche supplémentaire de cryptage en brouillant des lettres. Enigma code les messages en changeant à plusieurs reprises le chemin électrique à travers la machine, produisant un code de substitution polyalphabétique. Les opérateurs utilisaient des livres de codes pour définir leurs rotors et leurs prises, car des paramètres identiques étaient requis lors de l’envoi et de la réception de messages cryptés » (3). A ce propos, il est important de signaler que les paramètres d’Enigma étaient définis dans un livre de code pour servir chaque jour pendant un mois entier. Le livre spécifiait les paramètres initiaux quotidiens de la machine pour identifier les rotors et les réflecteurs qui devaient être utilisés et dans quel ordre, la position initiale de la lettre des rotors, les paramètres du connecteur et la clé de groupe. La saisie d’un livre de code mensuel permettait de décoder les messages du mois restant pour le réseau. Or, tous les réseaux de l’armée allemande n’utilisaient pas les mêmes codes et procédures et donc un seul livre de code ne pouvait pas décoder tous les messages de l’armée.

Dans les premières années de la Seconde Guerre mondiale, Turing a travaillé dans les quartiers généraux britanniques. Ses compétences mathématiques et logiques ont fait de lui un cryptanalyste naturel. Alors que les cryptographes écrivent des systèmes de cryptage, et que les cryptologues les étudient, les cryptanalystes comme Turing les cassent. En 1939, Turing a créé une méthode appelée « la bombe », un dispositif électromécanique capable de détecter les paramètres de l’ENIGMA, permettant ainsi aux puissances alliées de déchiffrer les chiffrements allemands. Turing et ses collègues ont également réussi à briser le système Naval ENIGMA, plus complexe, qui, de 1941 à 1943, a aidé les Alliés à éviter les sous-marins allemands pendant la bataille de l’Atlantique.https://www.youtube.com/embed/JjkqOvU6UCc 

Alan Turing et ENIGMA

Comment le monde serait-il aujourd’hui si Turing n’avait pas brisé les codes allemands ? En d’autres termes, si Alan Turing n’avait pas pu craquer l’Enigma, l’Axe aurait-il pu vaincre les Alliés, ou la guerre aurait-elle été plus longue et serait-elle terminée avec les mêmes résultats ? Voilà des questions de fond auxquelles peu de gens ont profondément pensé au-delà des faits historiques, politiques, industriels et militaires de la Guerre. Jack Copeland, Professeur de philosophie à l’University de Canterbury, Nouvelle Zélande en donne une vision :

« L’histoire rapporte que les armées alliées ont pris environ un an pour se frayer un chemin entre les plages et Berlin. Dans un scénario contrefactuel, dans lequel Hitler avait eu plus de temps pour consolider ses préparatifs, cette lutte aurait pu durer beaucoup plus longtemps – deux fois plus longtemps peut-être. Cela se traduit par un très grand nombre de vies. Selon une estimation prudente, chaque année de combats en Europe a entraîné en moyenne environ sept millions de morts. Pour en revenir à l’exemple de la bombe atomique, et aux difficultés de l’histoire contrefactuelle, le massacre aurait pu se terminer en mai 1945, même dans un scénario où Tunny et U-boat Enigma seraient restés intacts pendant toute la guerre. Néanmoins, ce nombre colossal de vies – 7 millions – avait été la guerre pour une autre année, 21 millions si, grâce aux U-Boote atlantiques et à une Forteresse Europe fortifiée, la guerre avait duré encore trois ans – très certainement donner une idée de l’ampleur de la contribution de Turing » (4).

Arthur Scherbius, le premier inventeur à qui reviendrait le mérite de la machine Enigma

Il est paradoxal à première vue que l’œuvre d’Alan Turing en cassant le code d’Enigma soit beaucoup plus connu et valorisé que l’inventeur du principe de codage par la machine. Dans une chronique du journal Le Monde, on peut lire à ce propos : « Si Alan Turing a finalement eu droit à une reconnaissance posthume […], ce n’est pas le cas de celui qui a été durant des années son « adversaire » indirect. Mort en 1929, Arthur Scherbius est l’inventeur de la fameuse machine Enigma, utilisée par l’armée allemande pour chiffrer ses communications à l’aide d’un code très élaboré – code que Turing et les équipes de chercheurs de Bletchley Park finiront par déchiffrer à l’aide du premier prototype d’ordinateur. Né en 1878, Scherbius étudie l’ingénierie à Munich puis à Hanovre. Ses premiers centres d’intérêt ne sont pas nécessairement les codes et les chiffres : sa thèse de doctorat, qu’il soutient en 1903, porte sur les systèmes de turbines à eau. Mais dans les années 1910, il conçoit un système de chiffrement novateur pour l’époque, utilisant des rotors désynchronisés : l’idée permet de multiples combinaisons de chiffrement, offrant une très grande sécurité. Dans ces conditions, il est impossible, même pour une équipe nombreuse, d’essayer toutes les combinaisons pour tenter de déchiffrer un texte. Il dépose un brevet en 1918 pour protéger son invention » (5).

On l’aurait donc compris : plusieurs modèles de la machine ont été produits pour chiffrer puis déchiffrer des textes, le premier modèle (Enigma A), étant développé par Arther Scherbius à la fin de la Première Guerre mondiale. Plusieurs modèles de machines Enigma ont été ensuite lancées jusqu’à ce que l’armée allemande a commencé à les utiliser vers 1926 en y introduisant un certain nombre d’inventions aussi complexes les unes que les autres. Le mérite de Turing et son équipe était donc d’avoir franchi toutes les barrières de la complexité d’une machine qui a accumulé à travers le temps des modes de chiffrements sophistiqués que l’armée allemande, particulièrement la marine, a su rendre très difficiles à casser.

Parmi les oeuvres phares d’Alan Turing

Les 4 volumes des Œuvres complètes annotées de A. M. Turing ont paru en 1992 :

  • Mechanical Intelligence, ed. Darrel Ince, ISBN 0-444-88058-5
  • Morphogenesis, ed. P. T. Saunders, ISBN 0-444-88486-6
  • Pure Mathematics, ed. J. L. Britton, ISBN 0-444-88059-3
  • Mathematical Logic, eds. R. O. Gandy and C. E. M. Yates, ISBN 0-444-50423-0.

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Notes :

(1) Le Blanc, Benoît. « Alan Turing : les machines à calculer et l’intelligence », Hermès, La Revue, vol. 68, no. 1, 2014, pp. 123-126.
(2) Mark Halpern, « The Trouble with the Turing Test, » The New Atlantis, Number 11, Winter 2006, pp. 42-63(3) Annie Tête, « Sci-Tech Tuesday: 70th Anniversary of Enigma Capture from U-559« , The National WWII, New Orelan Museum, October 30th, 2012
(4) Jack Copeland. « How Different Would the World Be Today if Turing Had Not Broken the German Codes? » Big Question Online, 29 Ocotbre 2012
(5) « Aux origines de la machine de chiffrement Enigma« , Le Monde : Chroniques des (R)évolutions numériques, Le Monde.fr | 29.01.2015

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