Jacques Derrida

Sous quel focus présenter Jacques Derrida (1930-2004) alors que c’est l’un des philosophes les plus connus et les plus polémiques du XXe siècle. Il est certes difficile de faire une introduction à Derrida sans un passeur qui nous introduit au cœur de son œuvre là où le texte déborde de ce qu’il est supposé dire. L’œuvre de Derrida est largement commentée. On se contentera toutefois ici de faire juste un tour d’horizon sur ses pensées et ses tendances philosophiques, particulièrement ses deux thèmes phares : la déconstruction et la grammatologie.

Données biographiques

Jacques Derrida est né le 15 Juillet 1930 de parents juifs séfarades en Algérie française. Formé dans la tradition française, il est allé en France en 1949 pour étudier à l’École Normale Supérieure (ENS). Il a ensuite enseigné la philosophie à la Sorbonne (1960-1964), à l’École Normale Supérieure (1964-1984), et à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (1984-1999). Depuis les années 1960, il a publié de nombreux livres et essais sur une vaste gamme de sujets notamment sur sa théorie connue sous le nom de « déconstruction ». Il a également enseigné et donné des conférences dans le monde entier, y compris à l’Université de Yale et l’Université de Californie aux États-unis d’Amérique. Il a atteint une célébrité internationale comparable à celle de Jean-Paul Sartre, son prédécesseur d’une génération.

Incompris, voire décrié en France, Derrida a souvent dérangé, notamment par ses prises de position politiques. Initiateur de la déconstruction, cette théorie qui consiste à faire surgir le non-dit sous les textes, n’a pourtant cessé d’être sollicitée dans le monde entier. Six ans après sa mort en 2004, une biographie paraît sur lui.

École de pensée

Jacques Derrida a créé puis développé depuis les années 1960 une méthode et une école de pensée autour de la notion de déconstruction que Hottois (1998) définit comme un « ensemble de techniques et stratégies utilisées par Derrida pour déstabiliser, fissurer, déplacer les textes explicitement ou invisiblement idéalistes »(1). Sans qu’elle soit inscrite dans une tendance purement négativiste, la déconstruction chez Derrida est principalement liée à une critique de la tradition philosophique occidentale. En prenant ses distances avec les différents mouvements et traditions philosophiques qui l’ont précédé sur la scène intellectuelle française, Derrida s’attaque aux concepts classiques traitant de la phénoménologie, de l’existentialisme et du structuralisme philosophique.

La déconstruction chez Derrida a au moins deux aspects : littéraire et philosophique. L’aspect littéraire porte sur l’interprétation textuelle, là où l’invention est essentielle pour trouver d’autres significations cachées dans le texte. Connu pour être l’un des auteurs post-structuralistes les plus connus, Derrida développe une vue hermétique de la langue. Il considère que les mots renvoient à d’autres termes plutôt qu’à des objets ou des pensées. Sa querelle était avec le « logocentrisme », cette hypothèse (comme il la voyait) qui stipule que lorsque nous avons des idées en tête, c’est l’écriture ou le langage qui nous permettraient de les exprimer. Or, selon Derrida, personne ne possède la pleine signification des mots, ceux-ci étant totalement indépendants d’un auteur et de ses intentions. L’idée que Derrida soutient est que le sens est toujours dépendant du contexte. En affirmant dans l’un de ses derniers livres qu’il « n’y a rien en dehors du texte », cela signifierait sans doute « qu’il n’y a rien en dehors du contexte ». Et puisque le contexte dans lequel les mots pourraient être lu ou entendu peut toujours changer, leurs significations sont impossibles à cerner et les distinctions que nous établissons entre eux sont très aléatoires.

Dans son approche de déconstruction littéraire, Derrida se ressource dans la théorie structuraliste de l’opposition binaire qui admet la tendance humaine à penser en termes d’opposition. Pour Saussure, par exemple, l’opposition binaire était le «moyen par lequel les unités de langage ont une valeur ou un sens; chaque unité est définie par opposition à ce qu’elle n’est pas. « Selon cette catégorisation, les termes et les concepts ont tendance à être associés à des valeurs positives ou négatives : par exemple, « raison/passion »; « homme/femme », « intérieur/extérieur », « présence/absence », « discours/écriture », etc. Derrida a fait valoir que ces oppositions étaient arbitraires et fondamentalement instables. Les structures textuelles elles-mêmes commencent à se chevaucher et à entrer en conflit et, finalement, elles se démantèlent à l’intérieur du texte. En ce sens, la déconstruction chez Derrida est considérée comme l’un des piliers essentiels de l’anti-structuralisme. Elle rejette la plupart des hypothèses du structuralisme saussurien et par conséquent de la théorie de l’opposition binaire prétendant que de telles oppositions privilégient toujours un terme sur un autre, soit le signifié sur le signifiant. De cette assertion, se décline l’approche philosophique de la déconstruction chez Derrida qui se focalise sur la « métaphysique de la présence » ou tout simplement la métaphysique. A partir d’un point de vue heideggérien, Derrida fait valoir que la métaphysique affecte l’ensemble de la philosophie depuis Platon. La métaphysique crée des oppositions dualistes et installe une hiérarchie qui privilégie un terme de chaque dichotomie. Par cette approche critique de déconstruction, Derrida explique et démontre que les dualismes ne sont jamais équivalents, mais hiérarchisés. Sa méthode est fondée sur le principe de l’exposition puis de la subversion des diverses oppositions binaires qui sous-tendent nos modes de pensée : la présence avant l’absence, la parole avant l’écriture, etc. Sa stratégie de déconstruction consiste à démasquer les méthodes trop « sédimentés » de la pensée sur lesquelles il applique une inversion des dichotomies pour tenter de les corrompre.

Jacques Derrida – La peur d’écrire (YouTube)

De la grammatologie

Derrida regroupe l’ensemble de ses idées dans l’un de ses livres phare : « De la grammatologie », sa thèse de doctorat publiée comme ouvrage aux Éditions de Minuit en 1967. Dans cet ouvrage, Derrida se consacre à l’étude de trois thèmes clés qui constituent  l’essence de De la grammatologie : la démarche déconstructiviste, qu donne lieu dans un deuxième temps à une science de l’écriture qui à son tour met en évidence la pensée de la différence (2).

De la grammatologie est une analyse de la relation entre la parole et l’écriture et de la façon dont les discours et l’écriture se développent comme des formes de langage. Le terme « Grammatologie » est emprunté à Ignace J. Gelb, historien et linguiste qui l’a utilisé en premier dans son livre « Une étude de l’écriture: Les fondements de la grammatologie » paru en 1952. « De la grammatologie » de Derrida réexamine et vise à remplacer le logocentrisme traditionnel occidental.

Selon Derrida, l’écriture a souvent été considérée comme dérivée de la parole, et cette attitude envers la relation de la parole et de l’écriture a été traduite dans de nombreuses enquêtes philosophiques et scientifiques de l’origine du langage. Toutefois, la tendance à considérer l’écriture comme une expression de la parole a conduit à l’hypothèse que le discours est plus proche que l’écriture de la vérité. Derrida soutient que le développement du langage se produit en réalité grâce à une interaction entre la parole et l’écriture, et qu’en raison de cette interaction, ni la parole, ni l’écriture ne peut être qualifiée comme étant la plus importante pour le développement du langage.

Témoignages

Dans la fiche de présentation de l’édition originale de 1967, les Éditions de Minuit introduisent l’ouvrage dans ces termes :

« Ce livre est donc voué à la bizarrerie. Mais c’est qu’à accorder tout son soin à l’écriture, il la soumet à une réévaluation radicale. Et les voies sont nécessairement extravagantes lorsqu’il importe d’excéder, pour en penser la possibilité, ce qui se donne pour la logique elle-même : celle qui doit déterminer les rapports de la parole et de l’écriture en se rassurant dans l’évidence du sens commun, dans les catégories de “ représentation ” ou d’“ image ”, dans l’opposition du dedans et du dehors, du plus et du moins, de l’essence et de l’apparence, de l’originaire et du dérivé.
Analysant les investissements dont notre culture a chargé le signe écrit, Jacques Derrida en démontre aussi les effets les plus actuels et parfois les plus inaperçus. Cela n’est possible que par un déplacement systématique des concepts : on ne saurait en effet répondre à la question “ qu’est-ce que l’écriture ? ” par un appel de style “ phénoménologique ” à quelque expérience sauvage, immédiate, spontanée. L’interprétation occidentale de l’écriture commande tous les champs de l’expérience, de la pratique et du savoir, et jusqu’à la forme ultime de la question (“ qu’est-ce que ? ”) qu’on croit pouvoir libérer de cette prise. L’histoire de cette interprétation n’est pas celle d’un préjugé déterminé, d’une erreur localisée, d’une limite accidentelle. Elle forme une structure finie mais nécessaire dans le mouvement qui se trouve ici reconnu sous le nom de différance ».

Dans son ouvrage « Jacques Derrida, une introduction » paru en 2014 chez Pocket, Marc Goldschmidt présente l’œuvre de Derrida dans ces termes :

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« Jacques Derrida (1930-2004) est l’un des plus grands philosophes français, dont l’œuvre est internationalement connue et reconnue. Son travail, associé à la « déconstruction », représente aujourd’hui la tentative de subversion la plus radicale de la pensée occidentale. Rien de ce qui a lieu, aujourd’hui comme hier, dans la théorie comme dans la pratique, n’échappe aux analyses de Derrida, et aucune discipline ne peut plus désormais ignorer la révolution de pensée dont il est l’auteur. L’attention à ce qui arrive et aux processus historico-politiques en cours, ainsi que la déconstruction des textes de la tradition, font la puissance et l’originalité incomparable de ses textes. Marc Goldschmit s’attache, dans ce livre, à exposer les stratégies de ce travail et à faire apparaître les enjeux et les problèmes qu’il pose. Les nombreuses citations permettent d’entendre la langue si particulière de Derrida et d’entrevoir l’ouverture d’un nouvel espace de pensée. C’est une œuvre des plus singulières et des plus exigeantes de notre temps qui se trouve restituée dans sa clarté et sa nécessité. »

Derrida l’agrégatif, auquel Louis Althusser, son maître à Normale-Sup, écrit des mots fraternels, à l’encre bleue, sur du papier d’écolier : « Derrida nous verrons ensemble le détail de ce devoir : il n’aurait aucune chance de passer à l’agrégation. Je ne mets pas en cause la qualité de tes connaissances ni ton intelligence conceptuelle, ni la qualité de ta pensée. Mais on ne les reconnaîtra au concours que si tu opères une conversionradicale dans l’exposition et l’expression », prévenait le grand théoricien marxiste. Derrida l’intellectuel engagé, jeté dans les prisons tchèques, en 1981, puis menant différentes batailles, contre la peine de mort ou pour la défense des sans-papiers. Derrida la star américaine, enfin, qui inspire Woody Allen et reçoit les hommages de ses groupies étudiantes, avec un sourire faussement modeste mais authentiquement malicieux.

La transmission, la vie, une seule et même guerre : on le comprend d’emblée en écoutant le témoignage d’un ami d’enfance, Jean Taousson, qui rappelle comment le petit Jackie Derrida, 12 ans, fut exclu de son collège, à Alger, parce que juif sous les lois de Vichy : « Il a pris un coup qui l’a envoyé à terre, mais il s’est relevé tout de suite et à partir de là n’a plus compté que sur lui-même », témoigne-t-il. Cette expulsion brutale, le jour de la rentrée 1942, Derrida n’en est jamais revenu : « Le surveillant général m’a appelé dans son bureau et m’a dit : “Tu rentreras chez toi, tes parents t’expliqueront.” Et je n’ai rien compris, je dois dire », se souviendra plus tard le philosophe.

  1. HOTTOIS, G. (1998), De la Renaissance à la Postmodernité. Une histoire de la philosophie moderne et contemporaine, Paris et Bruxelles, De Boeck et Larcier.
  2. La différance chez Derrida, qui diffère nettement du mot « différence » en français, ouvre la possibilité de significations multi-couches et multi-facettes dans toute représentation. C’est une critique de la représentation.

 

 

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