Vannevar BUSH

Vannevar Bush est un ingénieur, scientifique et inventeur américain qui a apporté de nombreuses contributions à la science moderne. Il fut l’un des pionniers de l’Internet bien des décennies avant l’évolution de l’informatique moderne, de l’invention de l’hypertexte et du Web. Son œuvre phare est dans son projet Memex, un ordinateur analogique fictif qu’il décrit dans son célèbre article « As We May Think », publié en 1945 dans la revue The Atlantic Monthly.

 
Éléments biographiques

Né le 11 mars 1890, décédé le 28 juin 1974, Vannevar Bush est un ingénieur électricien et administrateur américain qui a développé l’analyseur différentiel et supervisé la mobilisation gouvernementale de la recherche scientifique pendant la Seconde Guerre mondiale.

Bush obtient son baccalauréat et sa maîtrise en mathématiques en 1913 au Tufts College (Medford, Massachusetts). Après une période d’emplois d’enseignement d’électronique, il retourne aux études supérieures pour obtenir, en 1916, un doctorat en génie électrique décerné conjointement par le Massachusetts Institute of Technology (MIT) et l’Université Harvard. En 1916, il retourne à Tufts en tant qu’instructeur et s’implique rapidement dans la recherche anti-sous-marine.

Une carrière d’inventeur

La première invention de Bush, appelée traceur de profil, est venue pendant ses années à l’université. Cette machine ressemblait à une tondeuse à gazon et était utilisée pour l’arpentage des terres et le calcul des altitudes. Malgré le fait que le travail manuel requis pour accomplir la même tâche ait été réduit de trois hommes, l’invention de Bush n’a rencontré aucun succès, car il n’avait pas les compétences nécessaires en matière de marketing ou de relations humaines pour vendre son produit.

Au cours de la Première Guerre mondiale, Bush a également conçu et développé pour la marine américaine un dispositif permettant de détecter les sous-marins utilisant des champs magnétiques. Bien qu’il ait testé avec succès la machine avant de l’utiliser, les responsables de la marine américaine ont affirmé qu’elle ne fonctionnait pas correctement et était pratiquement inutile.

En 1919, Bush rejoint le département d’ingénierie électrique du MIT où il a travaillé au développement des machines analogiques. C’étaient de gros dispositifs mécaniques à engrenages utilisés pour résoudre des problèmes mathématiques tels que les équations différentielles. S’appuyant sur les récents progrès technologiques, Bush a proposé de construire une machine pour le FBI qui leur permettrait de vérifier 1 000 empreintes digitales par minute, mais cette offre lui a été refusée. Il a quand même continué à travailler dessus et a qualifié son appareil de sélecteur rapide. Bien qu’il ait réalisé des progrès très limités, il était fondamental de jeter les bases de projets cruciaux pour l’avenir.

En 1937, Vannevar Bush quitte le MIT pour accepter le prestigieux poste de président de la Carnegie Institution. Cet organisme disposait d’un budget important pour la recherche et conseillait même le gouvernement de manière informelle. Ainsi, pendant la Seconde Guerre mondiale, Bush rencontra le président Roosevelt et le pressa de coordonner ses efforts en matière de recherche militaire en formant une organisation stratégique pour son exécution. Le président a accepté cette suggestion et le comité de recherche sur la défense nationale (NDRC) a été formé. Bush était également très associé au projet Manhattan, qui avait mis au point la première bombe atomique. Il était devenu un personnage public important pendant la guerre.

 

Source : Vannevar Bush, Youtube

As we May Think ! : la clé de voute d’une carrière scientifique

L’œuvre phare de Vannevar Bush est sans aucun doute son célèbre article, «  As We May Think » (en français, « Comme nous pourrions penser ») publié en juillet 1945 dans la revue The Atlantic Monthly[1].

L’introduction de son article résume, pour beaucoup, l’idée principale qui fera de lui un visionnaire et un fondateur de l’intelligence artificielle et de l’homme augmenté :

Consider a future device …  in which an individual stores all his books, records, and communications, and which is mechanized so that it may be consulted with exceeding speed and flexibility. It is an enlarged intimate supplement to his memory.” (Trad. : « Considérons un futur appareil… dans lequel un individu stocke tous ses livres, registres et communications, et qui est mécanisé de manière à pouvoir être consulté avec une vitesse et une flexibilité supérieures. C’est un complément intime élargi à sa mémoire »). La force visionnaire de cette prédiction se confirme aujourd’hui dans une réalité tangible que Michel Serres décrit dans un discours de 2007 à l’INRIA comme une conséquence des nouvelles technologiques qui ont poussé l’homme à externaliser sa mémoire. Dans son discours devant l’Académie française en novembre 2017, Michel Serre reconfirme cette acception : « le support matériel n’est plus désormais le corps humain – cette étape de l’histoire humaine est marquée par une externalisation du support, qui passe du corps humain à un objet extérieur (papyrus, rouleau, parchemin, vélin, papier, etc.) ». Il s’aligne ainsi sur une acception analogue de Vannevar Bush qui soutient que l’Homme « a construit une civilisation si complexe qu’il a besoin de mieux mécaniser ses archives s’il veut pousser son expérience à sa conclusion logique et ne pas simplement s’enliser à mi-chemin en surchargeant sa mémoire limitée ».

Vannevar Bush le visionnaire

Bush avait cependant mis l’accent sur un détail original, celui de la capacité cognitive des machines à pouvoir étendre les capacités humaines : « For years inventions have extended man’s physical powers rather than the powers of his mind » (Trad. : « Pendant des années, les inventions ont étendu les pouvoirs physiques de l’homme plutôt que les pouvoirs de son esprit »). Par cette idée, Bush marque un tournant essentiel dans l’histoire des techniques (cf. Bertrand Gille) en mettant l’accent sur le potentiel de raisonnement des machines qui s’ajoute à leur potentiel matériel et physique dans l’extension des capacités humaines. Plus encore, Bush y voit une perspective étonnante pour le développement d’une industrialisation d’échelle que Gordon Moore allait rapidement valider dès 1965 par sa célèbre loi de Moore : « The world has arrived at an age of cheap complex devices of great reliability; and something is bound to come of it » (« Le monde est arrivé à une ère de dispositifs complexes bon marché d’une grande fiabilité; et quelque chose en sortira forcément »).

Outre le paradoxe « complexité / viabilité scientifique » de la post-guerre que Busch décrit au début de son article, il se concentre dans la deuxième moitié sur le caractère associatif de la mémoire humaine comme un signe avant-coureur de l’hypertexte et de l’IA. C’est dans cette section étonnante que l’on peut constater, dans le confort temporel du début du XXIe siècle, l’ingéniosité d’un scientifique qui anticipe sur l’idée de ce qui allait effectivement devenir le World Wide Web : « Pour un fichier d’être utile à la science, il doit être en expansion continue, stocké quelque part et, plus important encore, il doit pouvoir être consulté », ou encore l’hypertexte par l’idée de l’association qu’il développe dans la conception de sa machine memex : « Des formes d’encyclopédies entièrement nouvelles apparaîtront, prêtes à l’emploi avec un maillage de sentiers associatifs qui les traversent, prêtes à être déposées dans le memex et à y être amplifiées  … C’est exactement comme si les éléments physiques avaient été rassemblés à partir de sources largement séparées et liés ensemble pour former un nouveau livre. C’est plus que cela, car n’importe quel élément peut être joint à de nombreux sentiers ».

Le génie de Bush va donc plus au-delà de la conception industrialiste de son projet. Il le perçoit à travers un angle novateur de son temps, celui de l’analogie entre la systémique des technologies courantes de son époque avec le mode de fonctionnement du cerveau humain : « Dans le monde extérieur, toutes les formes d’intelligence, qu’elles soient sonores ou visuelles, ont été réduites à la forme de courants variables dans un circuit électrique pour pouvoir être transmises. À l’intérieur du cadre humain, exactement le même type de processus se produit ». Une analogie qui se focalise sur deux caractéristiques essentielles : le système classificatoire de l’un et associatif de l’autre.

Mémoire numérique classificatoire et mémoire humaine associative

Pour Vannevar Bush, le cœur de la question de la mémoire est dans la différence entre le mode d’organisation des données dans un système de circuits électroniques et le modèle synaptique du cortex humain, autrement, entre un modèle numérique de classification et un modèle synaptique associatif. « Lorsque des données de toute sorte sont placées en mémoire [numérique], elles sont classées par ordre alphabétique ou numérique, et les informations sont trouvées (quand elles le sont) en les retraçant d’une sous-classe à l’autre. Il ne peut être que dans un seul endroit, à moins que des doublons ne soient utilisés ; il faut avoir des règles sur le chemin qui le localisera, et les règles sont lourdes. De plus, après avoir trouvé un article, il faut sortir du système et rentrer sur un nouveau chemin ».

À cette méthode de fonctionnement des mémoires d’ordinateurs, Bush oppose un modèle de fonctionnement associatif de l’esprit humain. « Avec un élément à sa portée, il s’enclenche instantanément au suivant, ce qui est suggéré par l’association de pensées, conformément à un réseau complexe de sentiers portés par les cellules du cerveau. Il a bien sûr d’autres caractéristiques; les sentiers qui ne sont pas fréquemment suivis sont susceptibles de s’estomper, les objets ne sont pas entièrement permanents, la mémoire est transitoire. Pourtant, la vitesse de l’action, la complexité des sentiers, le détail des images mentales, sont impressionnants au-delà de tout le reste dans la nature ».

Bush réalise la complexité de la tâche à vouloir reproduire artificiellement le processus mental humain, mais du moins il pense pouvoir en tirer des leçons. L’un des principes à pouvoir reproduire serait la sélection par association des informations plutôt que par indexation, sans toutefois espérer pouvoir égaler en vitesse et en flexibilité les performances de l’esprit humain. « … l’indexation associative, dont l’idée de base est une disposition selon laquelle tout élément peut être amené à en choisir à volonté immédiatement et automatiquement un autre.

Il serait possible toutefois de dépasser artificiellement la mémoire humaine en ce qui concerne la permanence et la clarté des objets ressuscités du stockage. Alors que la mémoire humaine peut perdre (oublier) des données non utilisées, la mémoire numérique peut conserver de façon durable des données indexées et archivées. Toutes ces théories sur les mécanismes possibles du futur ont été à la base du projet de Bush dans sa machine Memex.

Le Memex

Le Memex est un système conceptuel de stockage et de récupération de données destiné à donner accès à la quantité massive de connaissances déjà enregistrées. Bush s’est rendu compte qu’il n’y avait pas de moyen facile de naviguer dans ces informations et de trouver tous les documents ou passages spécifiques aux raisons de la recherche. Le Memex était sa solution à ce problème. Dans les propres termes de son concepteur, « un memex est un appareil dans lequel un individu stocke tous ses livres, registres et communications, et qui est mécanisé de manière à pouvoir être consulté avec une vitesse et une flexibilité supérieures. C’est un complément intime élargi à sa mémoire. »

Source : Carr of the overflow

Il est toutefois important de souligner que la machine Memex n’a jamais été construite. C’était plutôt une machine théorique qui devait être composée d’écrans de visualisation, d’un clavier, de boutons et leviers de sélection pour la récupération et le stockage de microfilms qui contiendraient les œuvres originales et tous les ajouts réalisés par l’utilisateur. Par son fonctionnement, elle augmenterait la mémoire humaine en permettant à l’utilisateur de créer des liens, ou « traces associatives », entre les documents. À ce propos, Bush a proposé la notion de blocs de texte joints par des liens et a introduit les termes « liens », « pistes » et « Web » à travers ses descriptions d’un nouveau type de textualité.

Une animation du Memex (Source : Youtube)

En définitive, le Memex est un condensé des idées visionnaires de Bush qui se sont reflétées plus tard sur le World Wide Web donnant lieu à des produits emblématiques de son modèle de fonctionnement comme Wikipedia que l’on peut facilement entrevoir à travers cette description de Bush : « les nouvelles formes d’encyclopédies vont apparaître, faites avec un maillage de chemins associatifs qui les traversent, prêtes à tomber dans le memex et à s’amplifier ».

L’œuvre de Bush a grandement influencé les créateurs de ce que nous appelons « l’hypertexte » (que Ted Nelson a inventé en 1967, outre le terme « hypermédia ») et la façon dont nous utilisons Internet aujourd’hui. Il est donc légitime de dire que le Memex a servi d’inspiration à Ted Nelson, Douglas Engelbart, Tim Berners Lee et à beaucoup d’autres qui ont contribué à l’hypertexte utilisé sur le World Wide Web aujourd’hui.

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Lectures proposées

  • Barnet, B. (2013). Memory Machines : The Evolution of Hypertext. Anthem Press.
  • Bush, V. (1945). As We May Think. The Atlantic, 8.
  • Ertzscheid, O., Gallezot, G. & Simonnot, B. (2013). Chapitre 3 – À la recherche de la « mémoire » du web : sédiments, traces et temporalités des documents en ligne. Dans : , Manuel d’analyse du web en Sciences Humaines et Sociales (pp. 53-73). Paris: Armand Colin.
  • Extended Memories : Les 3 figures du Memex (et l’avenir du search). (2015). affordance.info. https://www.affordance.info/mon_weblog/2015/04/extended-memories-les-3-figures-du-memex.html
  • Francq, P. (2011). Internet : La construction d’un mythe. E.M.E.
  • MASURE, A. (2014). La pensée associative du « memex » | Thèse Anthony Masure [Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne]. http://www.softphd.com/these/vannevar-bush/memex
  • Norman, J. M. (2005). From Gutenberg to the Internet : A Sourcebook on the History of Information Technology. Norman Publishing.
  • urfistinfo. (s. d.). Il y a soixante ans : Le Memex de Bush [Billet]. UrfistInfo. Consulté 31 janvier 2020, à l’adresse https://urfistinfo.hypotheses.org/434

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